Tuesday, June 23, 2020

Chronique 1962 d'un photographe amateur


1962

 
Cet été 1962, majeur et muni d’un passeport, je pars en auto-stop de Bordeaux pour découvrir l’Europe, ivre de pouvoir voyager loin et en toute liberté, même avec peu d’argent.
Il suffit de lever le pouce à la sortie des villes, sac au dos, un « Marabout flash » dans la poche pour apprendre des rudiments d’anglais car je n’ai appris que l’espagnol dans mon lycée.
Le stop marche très bien en général, des conducteurs très divers s’arrêtent, comme ce peintre de pylônes électriques, ce directeur commercial, ce petit vieux qui dans les descentes coupe le contact pour économiser de l’essence…
 
Ma première étape est Tours, puis Paris. Ensuite je traverse la Belgique pour arriver le soir à Bergen op Zoom, une petite ville située au sud de la Hollande, au bord de la Mer du Nord.
A l’Auberge de Jeunesse j’apprends non sans difficulté mon premier mot d’anglais : « blanket » A la réception on m’interroge : « do you want a blanket ? », je comprends blanquette, blanquette de veau, blanquette ? En fait on me demande si je veux une couverture pour la nuit.
Le soir j’ai une conversation très vive et passionnée, en français, avec un étudiant américain, Richard P. du Massachusetts, au sujet du Vietnam : les « conseillers américains » y arrivent par centaines, puis par milliers. Richard est convaincu de la menace du communisme, qui a déjà conquis le nord du Vietnam, et qu’il faut absolument endiguer. Moi je lui parle d’indépendance et de réunification du Vietnam, des accords de Genève et des élections non tenues. C’est le début de l’engagement américain et les prémisses de la guerre du Vietnam, alors que la guerre d’Indochine vient seulement de se terminer.
Je rencontre aussi un jeune photographe néerlandais, Floris Fokker, avec qui je sympathise, nous décidons de faire ensemble du stop. Lui avec son appareil photo 6x9 muni d’un trépied, moi avec mon petit 24x36.
Nous arrivons à Amsterdam, des jeunes et des canaux partout, je suis enchanté. Tout est dépaysement pour moi, la langue, les gens, les maisons, les rues, les vélos. Plus que les monuments et les musées, l’animation et le spectacle de la rue et du port m’attirent.
 
Quand je quitte Amsterdam pour l’Allemagne, un Chinois en scooter me prend en stop, sac au dos. A la sortie d’une ville,  alors que je suis en compagnie d’un jeune allemand, je me mets à fredonner une chanson de marche de mon groupe de Bordeaux « Marchons au pas camarades ! Marchons au feu hardiment ! Hardiment ! ». Le jeune allemand est choqué, il m’explique  que c’est une chanson qu’il devait chanter en Allemagne de l’Est, la République Démocratique Allemande qu’il a fuie ...
                                                                        
Je fais étape à Essen et ensuite à Hambourg.  Je prends un bac pour me rendre dans une Auberge de Jeunesse située sur l’autre rive de l’Elbe. J'aime les ports et en particulier celui d'Hambourg avec ses grands cargos, ses grues et ses docks.
Le lendemain, je décide d’aller plus loin vers l'Est, jusqu'à Berlin-Ouest, limite du monde occidental. Arrivé près de Lübeck au poste frontière de la République Démocratique Allemande, on me fait savoir que cette autoroute de transit est interdite aux étrangers et que je dois  passer par Helmstedt, 220 km plus au sud, en longeant, par de petites routes, le rideau de fer côté ouest.
A Helmstedt je prends l’autoroute de transit de 200 km, elle m’amène enfin à Berlin-ouest après les doubles contrôles des gardes frontières est-allemands pour la traversée de la RDA. Muni d’un visa journalier, je visite Berlin-Est et pénètre alors dans une ville ou existent encore de nombreuses ruines, 17 ans après la fin de la guerre. Je marche jusqu’à la Karl-Marx-Allée (anciennement Staline-Allée) avec ses immeubles pompeux de style soviétique. Je me dis que je suis tout de même dans un pays où la classe ouvrière est au pouvoir…
 
Mon départ de Berlin-Ouest est assez mouvementé. Un conducteur ouest-allemand me prend en stop.  Après avoir franchi le contrôle de Dreilinden et obtenu un visa de transit, il se trompe à une jonction d’autoroute : il prend l’autoroute allant vers le sud au lieu de celle de l’ouest ! Paniqué, il freine et, dangereusement, en marche arrière, reprend la bonne autoroute en direction de l’ouest vers Hanovre. Tous les Allemands de l’Ouest craignaient ces passages de frontière, ils avaient très peur que la police est-allemande ne les arrête pour les emprisonner en RDA.
Au poste-frontière d’Helmstedt, avant d’entrer en Allemagne de l’Ouest, après contrôle, le garde-frontière fait signe à mon chauffeur de continuer, puis soudain se ravise et donne l’ordre de s’arrêter pour contrôler de plus près mon passeport. Nerveux mon pauvre chauffeur freine brutalement, il est heurté par le véhicule qui le suit. Bien que furieux parce que sa voiture est abîmée à cause de moi, il me garde à bord de son véhicule.
Fatigué, je m’endors, il me réveille pour le tenir en éveil par la conversation. Il me laisse très tard devant la porte fermée d’une auberge de jeunesse. Je réussis à m’introduire par une fenêtre, tout le monde dort déjà. Dans l’obscurité, j’évite le dortoir des filles, trouve enfin  un lit libre chez les garçons.
Le lendemain mon voyage se poursuit. Une voiture allemande remplie de Tours Eiffel miniatures me prend à  Sarrebrück. Elle m’amène jusqu’au Champ de Mars à Paris. Là, mon chauffeur se met à vendre son chargement directement aux touristes allemands.
Au retour, alors que je marche, sac au dos, sur une route près de Bordeaux, je prends plaisir à dire à un vieux paysan, qui a dû bien connaître les deux guerres, que je reviens de Berlin.
 

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